Les raisons du changement : les hypothèses pragmatiques
Si l’autrice s’est permis un tel changement, j’estime que plusieurs explications peuvent s’expliquer par le contexte d’écriture et de réception de la saga.
Halte au “déjà-lu” ?
Harry Potter est un cycle. Chaque nouveau tome s’appuie sur un “passé textuel” de plus en plus dense. Tout auteur qui décide de résumer ce passé s’expose à un risque de redondance et de lourdeur, ce qui crée une impression de “déjà-lu” de plus en plus présente à mesure que le cycle avance.
Quand les lecteurs lisent dans le tome 4 que Harry a échappé à Voldemort quand il avait un an, ils lisent cette histoire pour la quatrième fois. De quoi frustrer les lecteurs fidèles ou attentifs, d’autant que ces nombreux rappels placés en début de roman retardent le démarrage de la “vraie” intrigue.
Or, à partir du tome 5, les liaisons narratives ne cherchent plus à récapituler l’essentiel des événements des tomes précédents, et ne se concentrent plus en début de roman. Les éléments à résumer seraient-ils devenus trop nombreux pour que leur lecture reste digeste ?
Une saga de plus en plus difficile à écrire ?
La rupture constatée dans les liaisons narratives au tome 5 coïncide avec d’autres changements, notamment dans le contexte d’écriture de la saga.
Les 4 premiers tomes sont sortis à un an d’intervalle, de 1997 à 2000. Dans plusieurs interviews, l’autrice a souligné à quel point la rédaction du tome 4 avait été plus difficile que celle des trois premiers. Il s’agit du premier tome que l’on puisse considérer comme un roman long, et c’est le dernier à tenter de concilier le développement de l’intrigue et l’insertion de résumés via des liaisons narratives. L’autrice a révélé qu’elle n’avait pas réussi à tenir la date de rendu prévue, qu’elle avait fait un burn-out et que le développement de l’intrigue avait été très compliqué.
Suite à cette expérience traumatisante, l’autrice a mis trois ans pour écrire le très ambitieux tome 5, le plus long de tous. Trois années où l’autrice a pu prendre le temps de réfléchir à sa méthode d’écriture, pour s’éviter les difficultés du tome 4 et développer son tome le plus long tout en restant le plus concise possible. L’abandon des résumés en début de tome a-t-il pu faire partie des nouvelles résolutions de l’autrice ?
Un public plus large que prévu et de nouvelles habitudes de lecture ?
Les trois ans qui ont précédé la parution du tome 5 ont également pu être l’occasion de reconsidérer le public visé par la saga. A l’origine, la cible était les enfants de 9 à 11 ans. Mais en 2003, une étude révélait que 35 % des adultes canadiens attendaient eux-mêmes avec impatience la sortie du tome 5. De quoi abandonner les liaisons narratives qui assistaient le plus la lecture des romans ?
Par ailleurs, durant cette période blanche, l’autrice et les éditeurs ont pu se rendre compte que le succès de la saga ne s’essoufflait pas, et que les lecteurs étaient nombreux à relire les tomes parus en attendant les suivants. Des lecteurs qui connaissaient de mieux en mieux les tomes parus avaient-ils encore besoin qu’on leur rappelle qui était Harry Potter ?
Enfin, cette période de pause dans la parution, avec seulement trois tomes à paraître, a pu être l’occasion de réfléchir à “l’après-Harry”. Que deviendraient les liaisons narratives une fois le septième tome paru, quand la règle de lecture serait d’enchaîner les tomes ? Fallait-il encore rafraîchir la mémoire des lecteurs, si les futurs lecteurs n’auraient plus à attendre des mois ou des années pour lire le prochain tome ?
Le succès éditorial de la saga a donc pu conditionner la forme des derniers tomes, en faisant disparaître les liaisons narratives porteuses de résumés.
Un succès transmédiatique qui rendait les liaisons narratives inutiles ?
Entre le tome 4 (2000) et le tome 5 (2003), l’autrice a donc décidé d’abandonner les liaisons narratives qui résumaient l’essentiel des romans précédents. C’est également lors de cette période que la saga a vu son succès éditorial décliné sur d’autres médias. Films, jeux vidéos, produits dérivés : les investissements ont été importants, et le succès énorme. Les deux premiers films (2001, 2002) ont encore amplifié le phénomène Harry Potter. Avec ces adaptations et leurs conséquences (publicités, campagnes promotionnelles, couverture médiatique…), qui devaient s’étaler presque sans cesse sur toutes les années 2000, le monde entier (ou presque) savait désormais qui était Harry Potter, même sans avoir jamais lu un livre ou vu un film de la franchise.
Durant ces trois années de rédaction du tome 5, l’autrice a donc pu constater que son héros était désormais aussi connu qu’une rock-star ou qu’une personnalité politique. Était-il alors utile de rappeler au début de chaque tome qui était ce pauvre orphelin qui avait grandi sous un escalier avant de se découvrir un destin extraordinaire ?
En bref
Les liaisons narratives “exhaustives”, qui résumaient l’essentiel des éléments précédents avec beaucoup de pédagogie, alourdissaient un peu plus le texte à chaque nouveau roman. Toutefois, elles semblaient essentielles au format cyclique de la saga : le lecteur avait besoin de connaître ces éléments pour comprendre la nouvelle intrigue. L’autrice semble avoir surmonté ce paradoxe grâce au succès phénoménal de sa saga, devenue franchise. Le succès des adaptations a donc pu influencer la forme des romans en eux-mêmes. Une première pour l’époque, alors que les producteurs attendaient en général que les sagas soient entièrement publiées pour les adapter.