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Les raisons du changement : les hypothèses liées au contenu des romans

Entre les premiers tomes, très enfantins et assez courts, et les derniers, où les morts sont nombreux, les thèmes très sombres et les pages multiples, l’autrice a fait évoluer le propos, les enjeux et la forme de ses romans. L’autrice a fait grandir son héros avec ses lecteurs, pour s’adresser à un public de plus en plus mature. Les liaisons narratives ont-elles pu accompagner ces changements intra-textuels ?

Le tome 5, point de rupture

La fin de l’innocence

Les liaisons narratives les plus lourdes disparaissent donc à partir du tome 5. Mais ce n’est pas la seule rupture que ce roman amène. Dans les quatre premiers tomes, l’intrigue semble se répéter : les points de départ et d’arrivée sont les mêmes (Harry est chez son oncle et sa tante), l’année est rythmée par les saisons, vacances et fêtes de l’année scolaire, clairement rappelées. Le mystère principal trouve sa résolution en fin d’année, juste à temps pour que les héros l’emportent sur les forces du mal et réussissent leurs examens. Les héros grandissent, certes, mais la saga ressemble presque à une série, tant la victoire des héros semble inéluctable et ne provoque pas de changement.

Mais à la fin du tome 4, sonne la fin de cette innocence. Un adjuvant du héros meurt (Cédric Diggory), et Voldemort revient d’entre les morts. Ce retour du mage noir aura des conséquences énormes sur la suite du cycle, puisque les trois derniers romans vont être ceux de la lutte contre Voldemort.

Cette rupture brutale se manifeste dès le début du tome 5. Harry avait jusqu’ici passé des débuts d’été ennuyeux, à se morfondre dans sa famille avant de retrouver peu à peu le chemin de Poudlard et de l’univers magique. Dans ce tome, l’autrice surprend son lecteur dès le premier chapitre, avec une attaque de Détraqueurs contre Harry en plein monde moldu. Le message est clair : le monde de Harry a changé, et les livres aussi.

La disparition des liaisons narratives qui accompagnaient le plus le lecteur fait partie de cette disparition de l’innocence. La saga abandonne ses faux airs de série rassurante, et devient un cycle à part entière, avec des événements lourds de conséquences pour la suite.

Les liaisons narratives, objet de lutte contre Voldemort ?

Et de fait, dans le tome 5, le retour de Voldemort fait l’objet de très nombreuses liaisons narratives. Rappeler son retour ne sert plus à rafraîchir la mémoire des lecteurs peu attentifs, mais constitue un enjeu majeur de l’intrigue. D’abord parce que Harry est désormais obsédé par la lutte contre le mage noir. Ensuite parce que les autorités refusent d’admettre ce retour. Face à cette situation, Harry et ses alliés répètent la vérité, occasionnant des liaisons narratives sur le retour de Voldemort. Ces rappels deviennent un vecteur de vérité, et donc de lutte contre le mage noir, comme le montre Harry lorsqu’il se dresse face au professeur Ombrage :

Le professeur Ombrage se leva et se pencha vers eux, ses mains aux doigts boudinés étalées sur le bureau.
On vous a raconté qu’un certain Mage noir était revenu d’entre les morts…
Il n’était pas mort, s’emporta Harry, et c’est vrai ! […] Je l’ai vu, je me suis battu contre lui !               
– Vous aurez une retenue, Mr Potter ! répliqua le professeur Ombrage d’un air triomphal. […] Le professeur Ombrage s’assit derrière son bureau. Harry, en revanche, se leva. Tout le monde se tourna vers lui. Seamus paraissait à la fois effrayé et fasciné. […] – Alors, selon vous, Cedric Diggory est mort de son plein gré ? demanda Harry, la voix tremblante. Toute la classe eut le souffle coupé. […]
La mort de Cedric Diggory a été un tragique accident, dit-elle d’un ton glacial.
C’était un meurtre, répliqua Harry. Il se sentait trembler. Il n’avait quasiment jamais parlé de cela à personne, encore moins à une classe de trente élèves qui le dévoraient des yeux.
Voldemort l’a tué et vous le savez très bien.

Ainsi, le rapport au passé textuel change. Dans les quatre premiers tomes, il constituait surtout une toile de fond à avoir en tête pour comprendre l’intrigue, les codes de l’univers ou l’identité des personnages. A partir du tome 5, le passé devient un élément de l’intrigue à part entière.

Abandonner les résumés pour éduquer à une meilleure lecture ?

De 1997 à 2007, Harry a donc grandi au même rythme que les lecteurs, avec des romans qui s’adressaient à un public de plus en plus mature. Pour certains critiques, ce gain de maturité n’est pas lié qu’au passage du temps : l’autrice a elle-même fait en sorte d’éduquer ses lecteurs au fil des tomes. Les liaisons narratives ont-elles pu accompagner cette “éducation” ?

Abandonner les liaisons narratives pour privilégier une lecture active

Dans les quatre premiers tomes, l’autrice utilise des procédés littéraires, dont des liaisons narratives, pour mettre à égalité deux types de lecteurs :

  • l’un actif, qui utilise ses souvenirs et son esprit d’analyse pour mener l’enquête avec les héros et essayer d’anticiper la résolution de l’intrigue ;
  • l’autre passif, qui suit les aventures des héros sans essayer d’anticiper, à qui on rappelle les éléments majeurs du passé, et qui découvre la vérité à la fin du tome, lorsqu’un personnage (souvent Dumbledore) aide Harry à comprendre tous les éléments de l’intrigue.

Ainsi, dans le tome 3, les nombreux indices sur la longévité de Croûtard, sur la lycanthropie de Lupin ou sur l’identité des Maraudeurs incitent les lecteurs à mener l’enquête au fil de leur lecture. Mais à la fin du roman, toutes les vérités sont révélées dans la cabane hurlante, à la fois pour valider ou réfuter les hypothèses des lecteurs actifs, tout en donnant directement les réponses aux lecteurs passifs.

Dans les premiers tomes, l’autrice tient à cet équilibre entre donner des indices pour les lecteurs actifs, et donner toutes les réponses en fin de tome pour les lecteurs passifs. Toutefois, pour certains critiques, c’est bien la lecture, voire la relecture active qui est encouragée par l’autrice, pour transformer certains lecteurs passifs en lecteurs actifs au fil de la saga.

La mémoire du lecteur au même niveau que celle de Harry

L’abandon des liaisons narratives, à partir du tome 5, a pu être être un moyen d’inciter les lecteurs à une lecture active. Les aides-mémoires les plus évidents disparaissaient, et les liaisons narratives se concentraient soit sur d’autres enjeux, soit sur le rappel de détails presque anecdotiques devenus soudainement plus importants. C’est notamment le cas de l’identité de Gregorovitch, le fabriquant de baguettes dont on a entendu le nom une seule fois dans le tome 4, et qui est rappelé au lecteur (et à Harry) au cours du tome 7 pour faire avancer l’intrigue. Cet exemple est particulièrement frappant : la mémoire du lecteur est désormais au même niveau que celle de Harry lui-même, tant les deux ont grandi et gagné en maturité avec la saga.

Les liaisons narratives souligne une certaine pédagogie de l’autrice, qui accompagnait pas à pas les lecteurs dans les premiers tomes, avant de leur laisser une autonomie de plus en plus grande. Toutefois, elle continue de proposer des béquilles à la mémoire des lecteurs lorsqu’il serait déraisonnable de leur demander de se rappeler d’un événement anodin vu plusieurs tomes plus tôt.

Un nouveau rapport au passé pour quitter l’enfance ?

Pour plusieurs critiques, un des principaux messages de la saga est l’importance d’accepter le temps qui passe et de quitter l’enfance. Un des symboles de cette morale est le combat entre Voldemort, qui refuse de mourir et aspire à l’immortalité.Harry, à l’inverse, choisit de quitter le cadre rassurant de Poudlard dans le tome 6, accepte de se sacrifier dans le tome 7, puis laisse partir le Poudlard Express sans lui dans l’épilogue. On est là encore dans une perspective éducative, mais davantage morale et psychologique. Comment les liaisons narratives accompagnent-elles cette autre forme d’éducation ?

Quitter le royaume de l’enfance éternelle

Dans les premiers tomes, les liaisons narratives donnent l’impression que le temps n’a pas de prise sur le monde magique. On retrouve avec bonheur Poudlard et son rythme identique d’une année à l’autre : le Poudlard Express, le discours du directeur, les festins, les matches de Quidditch, Halloween, Noël… Et les intrigues semblent elles aussi se répéter, avec la victoire inéluctable du bien en début d’été. Les liaisons narratives, qui rappellent tous ces éléments, accompagnent cette impression d’immortalité du royaume de l’enfance jusqu’au tome 4.

Le retour de Voldemort, première victoire du mal, apparaît comme un choc auquel les lecteurs n’étaient pas préparés. Les intrigues répétitives et l’univers magique immuable leur avaient même fait croire qu’il serait impossible qu’une telle catastrophe arrive.

Le tome 5 est donc le premier tome où le confort de l’enfance est perturbé, où l’année scolaire est bien moins stable et où le monde magique perd de son émerveillement pour paraître effrayant. Une métaphore de l’adolescence, où l’on se rend compte que la magie de l’enfance n’était qu’un trompe-l’œil, et que rien n’est éternel. Tout le parcours du héros, dans ce roman initiatique, sera d’accepter de se détacher de cette enfance merveilleuse, pour passer le dernier roman hors de Poudlard, à traquer Voldemort pour vaincre le mal.

Dans ce contexte, la disparition des liaisons narratives les plus rassurantes, voire infantilisantes, participe de cette nécessité de quitter l’enfance pour affronter la dure réalité.

Un certain rapport au deuil

L’éducation de Harry se fait donc grâce à une confrontation progressive au mal, mais également avec des deuils successifs. Le retour de Voldemort déclenche cette spirale de morts : celle de l’adolescent Cédric sous les yeux de Harry, suivie de la perte du parrain et ami Sirius dans le tome 5, puis du mentor Dumbledore dans le tome 6. Dans le tome 7, la première mort arrive très tôt, avec le vétéran Maugrey Fol Œil, bientôt suivies par celles de Dobby, l’ami et sauveur providentiel, de George, le rire aux lèvres, de Lupin et Tonks, tout juste parents… La cruauté de ces morts fait partie de l’apprentissage de Harry et du lecteur, et on est à la fin du cycle bien loin de l’émerveillement innocent et de la victoire sans sacrifices des premiers tomes.

Cet apprentissage progressif se manifeste notamment dans le rapport de Harry au deuil, souligné par des liaisons narratives. Chaque nouvelle mort est vécue différemment.

Le déni

Au début du T5, Harry a quinze ans, et vient de voir mourir Cédric Diggory. Sans expérience ni guide pour gérer ses émotions, l’adolescent les refoule :

Et pourquoi donc Ron et Hermione étaient-ils si occupés ? Pourquoi n’était-il pas occupé, lui aussi ? N’avait-il pas apporté la preuve qu’il était capable d’accomplir beaucoup plus de choses qu’eux ? Oubliaient-ils tout ce qu’il avait fait ? N’était-ce pas lui qui avait atterri dans le cimetière et assisté au meurtre de Cedric ? N’était-ce pas lui qui s’était retrouvé attaché à une pierre tombale et avait failli être tué à son tour ?
« Ne pense pas à tout ça », se répéta Harry d’un air sombre pour la centième fois depuis le début de l’été. Il était déjà suffisamment douloureux de revoir sans cesse ce cimetière dans ses cauchemars, inutile d’y revenir également lorsqu’il était éveillé.

La colère

À la fin de ce même tome, Harry se trouve dans le bureau de Dumbledore, quelques minutes seulement après avoir assisté à la mort de son parrain Sirius. Lorsque le directeur essaie de parler de ce choc encore tout récent, l’adolescent de bientôt seize ans refuse le dialogue. La douleur est très présente, et sa détresse se change en une fureur qu’il dirige contre son interlocuteur :

Harry lui tourna délibérément le dos et regarda par la fenêtre. Il apercevait au loin le stade de Quidditch. Un jour, Sirius était apparu là-bas, déguisé en un gros chien noir au poil hirsute, pour regarder Harry jouer… Il était sans doute venu voir s’il était un aussi bon joueur que James… Harry ne lui avait jamais posé la question… 
– Il n’y a aucune honte à éprouver de tels sentiments, Harry, dit Dumbledore derrière lui. Au contraire… Le fait que tu sois capable de ressentir une telle douleur constitue ta plus grande force.
La fureur de Harry brûlait comme une flamme dans le terrible vide qui s’était installé en lui et elle le remplissait d’un désir de faire mal à Dumbledore, de lui faire payer son calme exaspérant, ses paroles creuses.

La nostalgie

Un an plus tard, à la fin du T6, c’est Dumbledore qui meurt. Lors de son enterrement, de nouveaux souvenirs se forment dans l’esprit de Harry, et la résurgence de ce passé dans le présent lui procure, non plus seulement de la souffrance malgré la situation critique (Voldemort est tout-puissant et Dumbledore mort), mais également un semblant de nostalgie qui montre déjà une forme de deuil sain, et qu’il ne comprend pas tout à fait :

Un petit homme, les cheveux en épi, vêtu d’une simple robe noire, s’était levé et se tenait à présent devant le corps de Dumbledore. Harry n’entendait pas ce qu’il disait. Des mots étranges leur parvenaient, flottant au-dessus des centaines de têtes rassemblées autour d’eux : « Noblesse d’esprit… Contribution intellectuelle… Grandeur d’âme…» Cela n’avait pas beaucoup de sens et, en tout cas, pas grand rapport avec Dumbledore tel que Harry l’avait connu. Il se souvint tout à coup de ce qu’avait dit un jour Dumbledore après avoir annoncé qu’il allait prononcer quelques mots : « Nigaud ! Grasdouble ! Bizarre ! Pinçon ! » et une nouvelle fois, il dut réprimer un sourire… Que lui arrivait-il ?

Ce sont d’ailleurs ces souvenirs de discussions avec Dumbledore qui décident Harry à quitter Poudlard pour se lancer à la recherche des Horcruxes : l’enseignement du mentor a porté ses fruits, et son souvenir continue d’aider le héros à prendre les bonnes décisions, même dans la mort. Ces liaisons narratives permettent donc de manifester la persistance des personnes décédées dans le présent du héros, via des souvenirs notamment.

L’acceptation ?

Enfin, dans le tome 7, Harry se rend pour la première fois sur la tombe de ses parents. Face à cette manifestation très concrète d’une absence avec laquelle il a toujours subie, traduite par un monologue intérieur qui emploie des liaisons narratives, Harry pleure la mort de ses parents pour la première fois de la saga :

Mais ils ne vivaient plus, pensa Harry, ils étaient partis à jamais. Les mots vides ne pouvaient masquer le fait que les restes décomposés de ses parents reposaient sous la neige et la pierre, indifférents, inconscients. Les larmes vinrent avant qu’il ait pu songer à les arrêter. Elles coulaient, brûlantes, puis gelaient sur son visage, et d’ailleurs, à quoi bon les essuyer, à quoi bon faire semblant ? Il les laissa ruisseler, les lèvres étroitement serrées, et regarda la neige épaisse qui cachait à ses yeux la tombe où gisaient les dépouilles de Lily et de James, simples ossements à présent, peut-être même poussière, étrangers à la présence si proche de leur fils survivant, dont le cœur continuait de battre grâce à leur sacrifice. En cet instant, cependant, il aurait presque souhaité dormir avec eux sous la neige.

Le souvenir du passé est ici source d’évolution, et même moteur de l’intrigue, par son acceptation. Se tourner totalement vers le passé, se replonger sans cesse en enfance, serait donc aussi risqué que futile, à l’instar de la contemplation du miroir du Risèd. Néanmoins, la persistance de certaines liaisons narratives, notamment pour exprimer l’attitude du héros face au deuil, permet de montrer comment l’acceptation du principe même du cycle, à savoir le passage du temps, peut être source d’un futur désirable.

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