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Pourquoi les liaisons narratives ont-elles changé au milieu de la saga ?
Avec mon étude des liaisons narratives, j’avais donc établi que les liaisons narratives ne disparaissaient pas à partir du tome 5. Toutefois, il y avait bien une rupture à partir de ce moment. Sur les trois derniers tomes de la saga, les liaisons narratives sont toujours présentes, mais bien moins visibles, et ne cherchent plus à redonner aux lecteurs la masse d’informations qu’elles donnaient dans les tomes précédents. J’ai donc établi plusieurs hypothèses pour expliquer ce choix de l’autrice.
À quoi servent les liaisons narratives ?
Avant d’expliquer pourquoi les liaisons narratives changeaient, j’ai voulu comprendre pourquoi les liaisons narratives existaient. J’ai identifié quatre raisons principales :
Aider la mémoire des lecteurs
Lorsque des romans reprennent les mêmes personnages et/ou le même univers, on parle de romans à suivre. Il en existe 2 types principaux :
- La série : les personnages ne changent pas, l’action conduit toujours à la victoire des héros et les événements n’ont pas de conséquence sur les autres romans. Le temps semble suspendu, comme dans Le club des 5, où les héros ont toujours le même âge et vivent à l’infini le même été en Bretagne. Chaque volume peut se lire indépendamment de ceux qui le précèdent ou qui le suivent.
- Le cycle : le temps passe, les personnages vieillissent, et l’action prend en compte les événements des tomes précédents pour se développer. C’est le cas de Harry Potter : on découvre le héros à 11 ans, pour le laisser en père de famille dans l’épilogue.
Lorsqu’on lit un cycle, on a donc besoin de connaître ce qu’il s’est passé dans les tomes précédents : personnages, événements, codes de l’univers (s’il est différent du nôtre)… Et plus les romans sont nombreux et volumineux, plus le “passé textuel” à avoir en tête est important. Un vrai défi pour la mémoire des lecteurs, que de nombreux auteurs cherchent à accompagner avec différents procédés.
Les liaisons narratives font partie de ces “béquilles” proposées à la mémoire des lecteurs. Il s’agit d’ailleurs d’un procédé connu et pratiqué depuis longtemps, et par de nombreux auteurs de cycles (Stephen King, par exemple).
Le simple fait que Harry Potter soit un cycle pourrait donc suffire à expliquer la présence de liaisons narratives. Par ailleurs, le public visé était jeune (9 à 11 ans), aux capacités cognitives encore en développement. L’autrice et les éditeurs ont donc pu estimer que ce public particulier avait encore plus besoin d’aide mémorielle que des lecteurs adultes.
Contrôler la représentation des personnages
De nombreuses liaisons narratives portent sur l’identité, l’apparence ou la personnalité des personnages, objets et lieux inventés par l’autrice. Elles permettent de garder une cohérence dans la façon de se représenter les personnages, et de leur donner une identité propre. On parle de traits définitoires : les lunettes, la cicatrice et les cheveux noirs de Harry, la rousseur des Weasley, les cheveux en bataille de Hermione…
Pourtant, pour chaque personnage ou lieu, le nombre de traits définitoires est assez faible. Leur répétition (via les liaisons narratives) permet toutefois de reconnaître très rapidement certains personnages. Cette stratégie permet notamment aux lecteurs de reconnaître Voldemort avec autant d’horreur que Harry lorsqu’il se rend compte qu’il est dans la tête du mage noir :
“Un miroir craquelé, piqueté par le temps, était accroché au mur, dans la pénombre. Harry s’en approchait. Peu à peu, son reflet grandissait, devenait plus distinct… Un visage plus blanc qu’une tête de mort… des yeux rouges avec deux fentes en guise de pupilles…”
Grâce aux liaisons narratives, l’autrice ancre donc dans l’imaginaire des lecteurs des caractéristiques précises, et joue avec ces codes lorsqu’elle souhaite produire un effet précis.
Accompagner une structure en miroir
Plusieurs critiques ont souligné les nombreux jeux de miroirs présents dans la saga. Certains événements trouveraient un écho (ou un contre-écho) dans des tomes qui leur seraient “symétriques” par rapport au tome central, le tome 4. En voici quelques exemples :
- Harry voit ses parents dans les tomes 1 (miroir du Risèd), 4 (lorsque Voldemort revient à la vie) et 7 (avec la pierre de résurrection) ;
- Harry apprend que Voldemort a essayé de le tuer dans le tome 1, le voit revenir à la vie dans le 4, et parvient à le vaincre dans le 7 ;
- Les tomes 2 et 6 s’intéressent au passé de Voldemort ;
- Harry apprend qu’il a un parrain aimant dans le tome 3, et le voit mourir dans le tome 5…
Les liaisons narratives permettent de renforcer et d’accompagner ces échos. C’est notamment le cas lorsque l’on découvre l’existence des horcruxes dans le tome 6, et que Dumbledore rappelle à Harry le comportement du journal de Jedusor dans le tome 2, dont on apprend qu’il était en fait un horcruxe.
Conquérir un marché peu habitué aux cycles
Enfin, la présence des liaisons narratives peut être due à des considérations pragmatiques, pour ne pas dire marketing. Les premiers tomes ont été publiés à la fin des années 1990, à une époque où le format le plus populaire pour les romans à suivre en littérature jeunesse était la série, c’est-à-dire des tomes indépendants les uns des autres. Lire un épisode du Club des 5, c’était lire un livre sans avoir à lire les romans précédents, et sans avoir à lire les suivants pour avoir le fin mot de l’histoire.
Publier un cycle destiné à la jeunesse était donc un petit pari, et l’autrice et ses éditeurs ont pu choisir d’insérer des liaisons narratives pour renforcer l’indépendance des tomes de la saga. Grâce aux liaisons narratives, les tomes 2, 3 et 4 peuvent être lus sans avoir lu les précédents. De quoi rassurer des jeunes lecteurs habitués aux séries, et augmenter le nombre de lecteurs ?
En bref
Les raisons d’être des liaisons narratives sont nombreuses, et peuvent autant tenir du format de la saga (un cycle) qu’au public visé (des enfants), ou qu’à des stratégies littéraires ou commerciales. Malgré toutes ces raisons, l’autrice a jugé judicieux de changer radicalement de stratégie vis-à-vis des liaisons narratives à partir du tome 5. Pourquoi cette rupture ?